Bonheur et politique ? – 1996

Première scène. Un groupe qui ne veut pas en être un, qui n'accepte pas de se penser comme unité, un groupe composé d'individus dont le rapport au politique, pour la plupart, s'est construit durant les "années hiver". Un groupe donc qui se méfie, hésite mais cherche à explorer un mode "d'être ensemble" qui réinvente ce que signifie "devenir militant": des pratiques qui fassent converger l'aventure singulière qu'on appelle bonheur et l'épreuve exigeante qu'on appelle politique.

Deuxième scène. Découverte du Lets Info Pack, véritable kit donnant le protocole d'auto-organisation d'un système SEL. Le rêve ? Dès l'abord, c'est la différence avec les ALE qui frappe. Tous ces services 'de proximité' que les pauvres sont censés rendre aux riches, ils pourraient donc se les rendre entre eux. Un assisté CPAS pourrait imaginer que son gosse ait un baby-sitter ou puisse bénéficier de cours particuliers, alors que lui-même reconnaîtrait et se verrait reconnaître ses propres savoir-faire. 
Puis nous expérimentons l'épreuve étrange que crée la proposition SEL en elle-même, épreuve qui met en question tant nos qualifications professionnelles que nos routines de vie : en quoi ce que je sais faire peut-il être utile, désirable à d'autres ?; en quoi puis-je désirer ou avoir besoin de l'intervention des autres dans ma vie ? Et nous imaginons aussitôt la signification que pourrait prendre la proposition SEL pour d'autres. Par exemple pour ces responsables des "Entreprises de Formation par le Travail" (EFT) qui vivent dans l'angoisse le fait de n'avoir pas grand chose à proposer dans le marché traditionnel du travail à ceux qu'ils ont "formés". Bref, nous rêvons : SEL pourrait-il être un vecteur de résistance qui affirme la valeur d'utilité sociale du travail contre sa définition capitaliste comme valeur d'échange ?

Troisième scène. Le rêve se fêle. Lors de rencontres avec d'autres miplacex bruxellois intéressés par SEL, un couple inquiétant s'est imposé, celui du dentiste et du plombier. Les dents pourrissent dans la bouche des exclus et les appartements des chômeurs se dégradent. Mais une situation assez cauchemaresque se profile : dentiste et plombier échangeraient en toute convivialité leurs services alors que d'autres, pendant des heures interminables, garderaient les enfants, nettoieraient les vitres pour accéder à ces mêmes services, vitaux pour eux, sans trop déséquilibrer leur compte. La question de l'évaluation de la transaction est posée.
Dans SEL, nous rétorque-t-on, nul n'a le couteau sur la gorge : il n'y a pas d'intérêt sur les comptes en négatif, et le chômeur aura donc accès aux services du dentiste même si son compte est déficitaire. Mais la riposte est-elle suffisante ? Pourquoi SEL ne pourrait-il pas mettre directement en question la hiérarchie des qualifications, la manière dont sont évaluées aujourd'hui les services et les compétences ? Et plus précisément pourquoi certains, nous le découvrons, trouvent-ils si important que l'évaluation des transactions puisse évoluer de manière parfaitement libre, sans que rien ne vienne contrecarrer les inégalités qui règnent sur le marché du travail ? Sans cela, nous dit-on, ni le dentiste ni le plombier n'adhéreront. Ou alors leur adhésion ne pourra reposer que sur un humanisme bon teint, un interlope désir d'aider les autres. Et le dentiste, ajoute-t-on, lié désormais à ses clients par le réseau convivial et incapable d'ailleurs d'y écouler la masse de ses crédits accumulés, apprendra de lui-même à modérer ses "tarifs". Mais c'est la possibilité d'une pratique qui fasse effectivement converger bonheur et politique qui disparaît. Le système SEL cesse d'être un vecteur de résistance, il donne le choix entre compromis pragmatique (il faut que le dentiste y trouve son compte) et bonne volonté sacrificielle (pour le bien des nécessiteux).

Quatrième scène. Nous avions oublié la politique ! Nous nous étions laissés embarquer dans un SEL version 'économie naturelle', rêve d'économistes à la recherche d'une new définition du marché, devenu enfin capable de s'auto-réguler, de mener de lui-même à une diminution des inégalités, transformées en simples particularités. Bref un marché qui réussirait à donner une réalité à la fiction des "acteurs égaux" qu'il suppose. Or notre problème à nous n'est pas de rêver à une new définition, enfin saine, du marché et de la valeur d'échange, ou à une réconciliation de l'argent et de la société. 
C'est donc un SEL, version "politique" qu'il faut imaginer, qui rende possible de news formes de coopération, une redéfinition du travail comme rapport social. Et le principe 'une heure de travail égale une heure de travail' s'impose alors. Comme Pasquale Colicchio nous l'a rappelé, "ce n'est pas avec ses sous à lui que le "dentiste" a acquis les compétences qu'il fait payer". Loin d'être un acte moral, accepter ce principe prend la valeur d'engagement politique et offre au 'dentiste', à chacun, la possibilité de sortir du clivage asphyxiant entre ce que nous savons et ce que nous faisons : savoir qu'il faudrait résister, mais accepter de faire, tous les jours, ce qui est attendu de nous. 
Mais, dira-t-on, le dentiste a des frais, des investissements à amortir ! Certes, mais dans le cadre d'un réseau SEL "politique", il aurait également la liberté de refuser ses services à ceux qui pourraient se les payer normalement. Car un tel réseau ne mime pas les lois d'un marché rénové, mais impose à chacun d'affirmer ses contraintes et de prendre la responsabilité de ses demandes. Et il ne soumet pas à une new norme aveugle car beaucoup de choses restent à négocier lors d'une transaction : nombre d'heures nécessaires à un travail ? problème des charges fixes ? qui se déplace ? qui fournit les outils ? quel est le degré de finition ? etc. Le principe de 'une heure égale une heure' n'est pas une norme, c'est une différence qui fait la différence, qui fait exister la politique contre la définition du lien social par l'échange économique. 
Aujourd'hui SEL ne nous fait plus rêver car une ligne conflictuelle le met sous tension, comme elle met sans doute sous tension toute proposition "alternative". Aucun dispositif ne peut naturellement, de lui-même, faire converger bonheur et politique.