Pourquoi pas un SEL en Belgique ?

Le 9 septembre 1995, les clubs de "Démocratie et Créativité" tiennent leurs assises à Namur en présence de leur président, Philippe Maystadt sur le thème "Les sociétés modernes en panne de solidarité ?". Les ateliers de l'après midi se veulent vecteurs d'espoir, affirmant la réalité de l'économie solidaire. Mais l'un d'entre eux, consacré aux 'échanges non monétaires', va mettre en scène cette réalité non comme promesse mais comme une sorte de lame de fond, de portée internationale. Ce qui permettra à Paul Trigalet d'interroger P. Maystadt en fin de journée : si les systèmes Lets prolifèrent en Angleterre, aux Pays Bas, en Irlande, s'ils commencent en France, qu'attendons-nous en Belgique ? En Belgique, où se pratique volontiers la dénonciation des chômeurs soupçonnés "d'abuser", où les mesures d'économie budgétaire prenant pour cible les allocataires sociaux semblent pouvoir se prévaloir d'un certain consensus, comment imaginer qu'un chômeur ou un assisté CPAS prenne le risque d'adhérer à Sel ? Sans parler d'autres petits problèmes épineux, qui eux concernent tous les adhérents : fiscalité, assurances, etc. 
Le Ministre ainsi interpellé dit son étonnement face à l'ampleur mondiale que prennent soudainement les échanges non monétaires et promet que dans l'année seront étudiées les modifications de réglementation susceptibles de permettre l'expérience en Belgique. Depuis, plus de news… 
P. Maystadt n'ignorait pas tout à fait que le problème lui serait posé. Il connaissait les préoccupations d'Eric Watteau (auteur du rapport qui a suscité l'interpellation) quant à la pauvreté. C'est lui qui avait orienté ce dernier, fonctionnaire de son ministère, vers les groupes de réflexion "Démocratie et Créativité" (où il s'exprimerait comme simple citoyen). Ainsi vont les décisions politiques lorsqu'elles impliquent un certain risque : il leur faut se prévaloir d'une demande extérieure qui les légitime et leur serve de point d'appui. 
Car Sel implique un certain risque. Toute une série d'activités potentiellement rentables ne vont-elles pas échapper au circuit économique ? Les PME ne hurleront-elles pas à la concurrence déloyale ? Les adhérents ne seront-ils pas accusés d'entente visant à frauder le fisc ? L'idée que des chômeurs puissent tirer parti de leurs 'loisirs forcés' pour obtenir des services devenus réservés aux nantis ne suscitera-t-elle pas le scandale ? 
Le jeu en vaut cependant la chandelle pour les membres du groupe de réflexion où a travaillé E. Watteau. Pourquoi, soulignent-ils, parler de concurrence déloyale alors que la plupart des adhérents potentiels au Sel ne peuvent de toute manière accéder aux services des PME ? Le nombre d'heures qu'un chômeur peut consacrer à Sel en restant 'disponible sur le marché du travail', et la différence entre service occasionnel et activité régulière et taxable, ne pourraient-ils être convenus comme cela a été le cas en Irlande, aux Pays Bas, en Australie ? 
Et faut-il se laisser fasciner par le fait que certains puissent néanmoins profiter de Sel pour contourner les règles fiscales lorsque l'on sait les millions que paient les grandes sociétés pour tourner ces mêmes règles ? "Ne soyons pas trop tatillons" plaide Eric Watteau. Car ce que l'on gagne au change n'est rien moins que : la possibilité d'une reconstitution des liens sociaux, familiaux et de voisinage laminés par notre système économique, la dignité retrouvée et la mise en valeur de leurs compétences pour les victimes de la crise, une véritable pédagogie créant confiance, respect, communication. La perspective d'un développement économique soutenable et auto-suffisant rencontrant les besoins réels des citoyens, ne s'ouvrirait-elle pas ?
Enthousiasme bien compréhensible mais qui aurait peut-être avantage à être docdescription. Sel aura sans doute besoin d'autres points d'appui. Et si les syndicats n'acceptent pas de s'y intéresser, il pourrait devenir un bien empoisonnant vecteur de conflit, parfait symbole de la dérégulation du marché du travail et de l'acceptation d'une précarité généralisée. Or, Pasquale Colicchio, permanent à la FGTB Charleroi, prévient : "On ne nous refera pas le coup de la panacée. Ce n'est qu'un palliatif, on ne nous le servira pas comme une solution, à la manière de ces gisements d'emplois qui, paraît-il, dorment quelque part". Pas de présentation idéaliste non plus, comme 'alternative au travail salarié' : aucun syndicaliste n'en démordra, ce que les gens veulent c'est un véritable emploi. 
Et si Sel se présentait comme un outil de portée restreinte, intersticielle, et d'objectif limité, même s'il peut faire une grande différence dans la vie de certains ? Et si Sel n'escamotait pas les questions difficiles, par exemple celle des capacités très différentes de négociation lors des transactions entre celui qui a vitalement besoin d'un service et celui qui pourrait se le payer autrement ou s'en passer ? En ce cas, affirme le syndicaliste, Sel pourrait bien constituer un moyen intéressant de faire bouger le "cadre de référence"; il pourrait contribuer à poser des questions urgentes mais que nous ne savons comment aborder, à rendre visibles des problèmes auxquels nous tournons le dos faute de pouvoir nous présenter comme détenant "la bonne solution". "Au chômage on a encore des bras, on ne doit pas les casser avec des règlements qui datent de l'époque où on rêvait au plein emploi". 
Apprendre à penser une situation bloquée et insupportable, à poser les questions qui, jusqu'ici, étaient vues comme "philosophiques", c'est peut-être sur cette nécessité que peuvent se rencontrer Eric Watteau et Pasquale Colicchio.